Vallée de Kullu

Kinnaur

Sertie au sein de l’état indien de l’Himachal Pradesh, un état essentiellement himalayen situé à l’ouest du Tibet, la vallée de Kullu a vu les humains développer une riche culture depuis la préhistoire. Avec ses routes descendant des hautes régions du Ladakh, du Lahaul et du Spiti par le col du Rothang, la vallée se trouve sur le chemin de la laine vers Delhi, et, au-delà des besoins élémentaires des autochtones à s’adapter à la rudesse du climat, c’est tout naturellement qu’une culture raffinée du tissage s’y est développée. Les premiers écrits à en référer datent du XVIIIème siècle, une belle histoire de reine s’entichant des savoir-faire locaux, tandis qu’un peu plus tard, les anglais désireux de court-circuiter le Kashmir s’employèrent à pérenniser cet itinéraire. La production de la vallée s’écoule aujourd’hui vers divers marchés indiens, et les boutiques de châles, nourries par les ateliers environnants, parsèment les rues des villes et villages dans toute la vallée.

    Lorsqu’on s’engouffre pour la première fois dans l’un de ces magasins de châles, on est tout d’abord abasourdi par les piles colorées qui encombrent les étagères. Les couleurs des étoffes et les formes géométriques qui les décorent se mettent à danser sous nos yeux. À peine nous remettons-nous de ces visions chatoyantes que détonnent à nos oreilles les dénominations prometteuses entonnées par les vendeurs, « laine de yak » ou « pashmina ». Tout cela sonne suffisamment chaud et himalayen pour finir de nous charmer et nous sortons avec plusieurs étoffes sous le bras, le sourire au lèvre. Cependant, sait-on vraiment ce qu’on vient d’acheter ? Le tissu contient-il 80% de laine de yak ou s’agit-il plutôt de 10% ? Y’a-t-il de l’acrylique ou du viscose avec un peu de laine ? De la laine locale ? Mouton Mérino, chèvre pashmina, lapin angora, soie, yak ? Teinture flashy chimique, laine naturelle, ou plutôt couleurs pastelles végétales ? Et puis la laine a-t-elle été filée à la main, tissée à la main ? Dans quelles conditions ?


Le chemin de la laine demande un peu d’implication et d’expérience. On ne reconnaît pas la qualité d’un tissu au premier coup d’œil, débarquant tout droit d’Industrie-land.


Que recherche avant tout le chaland lorsqu’il approche un pourvoyeur de châles ? On peut dire avec une certaine assurance qu’en premier lieu il cherche la douceur. Piquer repousse certainement la main qui caresse le tissu convoité. Puis, on se concentre sur l’allure du châle, dans l’idée de l’assortir à une tenue particulière. Couleurs, motifs, broderie. Enfin, peut-être s’intéresse-t-on à la chaleur, la protection qu’il procurera. En Inde, pashmina, cette laine très douce que l’on obtient en coupant l’extrémité des longs poils de la capra hircus, la chèvre à cornes torsadées et longue robe que l’on trouve uniquement dans les hautes régions himalayennes, est une appellation magique largement dévoyée, susurrée à tord et à travers aux touristes par les vendeurs kashmiri. Aussi, sans doute faut-il se familiariser avec tout ce que ces montagnes et vallées ont à offrir pour reconnaître les subtilités d’une étoffe. L’angora, que certains tentent parfois de faire passer pour pashmina, a pourtant un touché bien différent et est certainement moins chaud. Le poil du yak est très long et robuste, et on peut le repérer en tirant sur ceux qui dépassent le long du châle. De plus, indépendamment de l’espèce animale, la partie du corps où est prélevée la laine et comment elle est triée sont aussi des critères de qualité.

Souvent,  les châles de meilleures qualités arborent les différentes déclinaisons de la laine, noir, gris, beige, blanc, sans teinture, les variations des tonalités naturelles se suffisant à elles-mêmes. Il y a aussi la trame du tissage, simple, en pointe, en diamant (ou «œil de tigre»), qui confère une autre particularité à l’étoffe. C’est seulement en étudiant des dizaines de châles que l’on parvient à devenir intime avec tout cela. Ensuite, comment le châle a été produit, par qui, l’authenticité du savoir faire et des matériaux, l’histoire de l’étoffe, en quelque sorte, sont des préoccupations qui traversent rarement l’esprit des acheteurs.


Pourtant la production du tissu n’est pas anodine. Outre l’aspect environnemental lourdement affecté par les teintures chimiques, les fibres synthétiques ou issues d’élevages intensifs, il y a également un aspect plus particulièrement humain souvent oublié.


Une machine sort des dizaines de châles à l’heure, toute la montagne du mécanique et du travail à la chaîne, sans âme, hypnotique et déshumanisé derrière. Et puis il y a une production durable, à l’échelle de la main et du pied, de l’esprit humain, découlant harmonieusement, comme une évidence, d’une évolution naturelle dans la rencontre entre une société humaine et son environnement. L’artisanat, en produisant à partir de matières naturelles locales, est sans doute le mode de production le plus écologique, peu consommateur en énergies fossiles. Il en appelle à un savoir faire et à une connaissance d‘un environnement naturel transmis de génération en génération, sur des périodes de centaines d’années. En étant au plus près de l’objet, l’artisanat permet à l’humain d’exprimer sa créativité. C’est le génie humain qui se retrouve exprimé dans l’objet, la capacité d’une population à s’adapter à son milieu, l’expérience et la maîtrise d’un savoir-faire. Concernant le filage et le tissage, nous parlons d’un savoir faire essentiel qui accompagne l’homme depuis des milliers d’années. Kabir s’est éveillé à la nature véritable du monde en tissant, enfermé dans son atelier de Bénarès, et Gandhi fit du khadi un cheval de bataille sensé offrir aux villages indiens plus d’autonomie, d’amour propre, et de prospérité. Ainsi l’artisanat, fait à son propre rythme, en appelle au don, à l’amour et à la satisfaction d’un travail réalisé au mieux de ses capacités. C’est une célébration de la Vie…

Dans la vallée de Kullu, il fut un temps où le claquement du métier à tisser s’entendait dans toutes les maisons. Ça filait dans tous les sens et l’on portait ce que l’on filait. Les pattu pour les femmes, une sorte de longue couverture richement décorée, serrée par une ceinture à la taille et tenue par des broches aux épaules. Suivant les métiers à tisser, ils sont faits de deux parties de soixante centimètres de large cousues ensemble. « Au moment de son mariage, le trousseau d’une jeune fille en contenait plusieurs, et leur nombre reflétait la richesse de sa famille », me dit Gilbert, un français marié à l’une de ces indiennes des montagnes et père de quatre filles. Il est installé à Naggar depuis plus de trente-cinq ans, y est devenu un gars du village, a ouvert la Alliance Guest House et a vu la vallée évoluer au fil des années. « Il y a encore trente ans, pour nous, les hommes, la loque était de rigueur. Ou du moins, on usait le vêtement de laine filée, tissé, cousu au village, jusqu’à la corde. » Tisser des étoffes pour confectionner vestes, chapeaux et pantalons. Et, bien sûr, des châles, tant convoités par les habitants des plaines pour leurs frais hivers… De nombreux motifs décorant les châles de la vallée de Kullu viennent du Kinnaur, la vallée voisine, qui est plus aride et a vu de nombreux migrants apporter leur savoir faire avec eux. Des familles kinnauri sont ainsi devenues des tisserands professionnels à Kullu, formant quasiment une sous-caste à part et tissant sur commande les pattu ou fournissant les magasins de châles de la vallée. Ils tissent des motifs géométriques compliqués avec force couleurs, représentant temples, soleils, montagnes, serres d’aigles ou coqs, svastika, flocons de neige, trident du lingam de Shiva ou encore des «noeuds sans fin», imbrications hypnotiques d’origine tibétaine. Le résultat est plus rustique, ou tribal, que les fines broderies caractéristiques du kashmir (sozni), internationalement connues, et dont la région d’origine, de même que les motifs, en sont venus à être confondu avec «laine pashmina». Et ceci se comprend aisément car les kashmiri ont été les premiers à développer et exporter le tissage de cette laine, l’important du Ladakh et du Tibet. Et puis, outre leur maîtrise du tissage, rares sont les endroits où l’on ne va prélever que les poils les plus doux dans la masse de la laine, au point de mettre huit heures pour trier 50 grammes. Non, inutile de tergiverser, après plusieurs siècles au service des cours d’Europe, de Perse ou d’Inde, nul ne prétend rivaliser avec la finesse des artisans kashmiri. Cependant, il y a une authenticité, une force toute terrienne dans la production des autres vallées de cette région. Une simplicité, qui n’est pas dénuée de charme. Et si le châle du Kashmir tel qu’on le conçoit est plutôt adapté à la midinette de la ville, parcourant la forêt ou les montagnes on sera sans doute plus à l’aise avec un châle de village en laine locale.

Au Kinnaur, la tenue vernaculaire comprend aussi un pattu mais on le porte en jupe en le nouant judicieusement à la taille pour en faire pendre la bande décorée à l’arrière. Et sur le haut du corps, on revêt une veste, avec, sur la tête, un petit chapeau cylindrique avec un rebord décoré assorti. Et le châle, Ô sacrilège, on s’en sert aussi pour transporter n’importe quoi, bébés ou victuailles, en le nouant en sac à dos, tout comme chez les indiens d’Amérique Latine. Mais le châle reste un objet de grande valeur, qui, au sein des familles, a sa place auprès des bijoux en or. Tisser un châle est comme une prière. Chaque couleur, déclinée en de multiples teintes, correspond à l’un des 5 éléments de la nature. Jaune pour la terre, rouge pour le feu, blanc pour l’eau, bleu pour le ciel et vert pour l’éther. À Kullu comme au Kinnaur, la laine était considérée « pure » et elle protégeait des « démons » et autres maux extérieurs. Ainsi, lors d’une cérémonie de mariage, les jeunes mariés s’enveloppent dans le même châle.


Pourtant : « Aujourd’hui, les mœurs ont évolué et on trouve dans les magasins de quoi se vêtir pour pas cher. De nombreuses femmes tricotent encore des pulls, gants, chaussettes ou bonnets, mais maintenant la plupart des vêtements sont faits avec des tissus provenant de la plaine ou de Chine. Dans la vallée de Kullu, le pattu n’est plus porté par les jeunes femmes que pour les fêtes, ou quand il fait particulièrement froid… », m’assure Gilbert. Pour les hommes, seuls le chapeau cylindrique à rebord, si caractéristique de ces régions himalayennes, et « parfois aussi la veste Nehru en laine (à col Mao, dit-on chez-nous), sont encore portés, résistant, dans une certaine mesure, à l’assaut de la modernité. » (La vraie veste himalayenne de ces régions était plutôt une redingote que l’on ne voit pratiquement plus). Ainsi, les métiers à tisser ne scandent plus leurs mantras entêtants dans chaque maison, même si certaines tissent, tissent et tissent encore et encore pour magasins, familles ou coopératives, Butthico étant l’une des plus connue, non seulement pour sa réussite mais également pour son caractère social au bénéfice des travailleuses.

Depuis l’indépendance de l’Inde en 1947, une industrie du châle s’est développée petit à petit, particulièrement dans la vallée de Kullu. Le gouvernement a beaucoup fait pour améliorer la qualité de la laine. Selon Jaya Jaitly, présidente du Dastkari Haat Samiti, une femme qui s’est investie toute sa vie pour la perpétuation des savoir-faires artisanaux et auteure de nombreux livres sur ce sujet, « la commercialisation des châles de Kullu a grandement bénéficié de l’introduction du mouton Mérino. Grâce à eux, on a pu tisser abondamment avec une laine douce moins onéreuse que le pashmina. » On trouve ainsi dans la vallée de nombreuses manufactures où les métiers à tisser sont collés les uns aux autres. Mais les châles, souvent d’honorable facture, y sont fait de manière plus mécanique que dans les maisons, nourrissant les magasins voraces où s’entassent les productions de qualités diverses. Inutile de s’attarder ici sur les usines à châles en «plastique», reprenant les motifs de Kullu, du Kinnaur ou du Kashmir.


Pour continuer sur le thème des coopératives, glissons vers l’état voisin de l’Uttarakhand, état himalayen également, et ceci jusqu’à la région sinistrée du Kumaon, petit coin d’Inde avec le Tibet au-dessus de sa tête et le Népal à l’est. L’Uttarakhand, c’est Gangotri, Badrinath, la Vallée des Fleurs, les sources du Ganges, le Nanda Devi 7800 et quelques mètres… Un festival de puissances naturelles.  Mais c’est aussi très peu de perspectives économiques, tout particulièrement pour les femmes. On y produit encore des tapis, couvertures et châles rustiques appelés thulma et chutka pour les «Gandhi Ashram», mais le savoir faire s’étiole car les retombées économiques ne sont pas au rendez-vous. Les collines isolées de cette région sont plus sèches, moins riches que celles de l’Himachal. Le tissu social y est malmené. Il y a une dévalorisation des moeurs et des techniques ancestrales, beaucoup d’alcool, des rancoeurs liées à l’émergence du bi-partisme BJP-Congress surgissent dans les villages, et les jeunes têtes se tournent de plus en plus vers la plaine, les villes, les industries, synonymes de modernité.


C’est dans ce contexte que sont nées des coopératives telles les Panchachuli Women Weavers, versées dans le filage et le tissage de laine Mérino et pashmina. L’ONG Kilmora, qui cherche des débouchés pour les habitants des montagnes et leurs productions, s’en est inspiré, et dans une moindre mesure, a également monté son programme de tissage d’écharpes et de châles. Et bien sûr, il y a Avani, basée à Tripuradevi, qui trouve son origine dans la venue d’un couple de la plaine désireux d’apporter sa pierre à un monde plus harmonieux. Afin de développer un programme d’électricité solaire, ce qui était un moyen pour de nombreux villages d’être autonomes en énergie, le couple a eu l’idée de proposer aux femmes de la région de reprendre le filage et le tissage de la laine pour perpétuer la tradition des thulma et chutka, ainsi que la production de soie, et le projet s’est développé en une petite organisation écologique et éthique qui marche bien.

    Si un peu de soie est effectivement produite dans le Kumaon, le manque de soutien du gouvernement a pour l’instant dissuadé les paysans de s’impliquer davantage dans sa production. Avani s’arrange avec ces contretemps, car il ne s’agit pas d’imposer des idées préconçues, mais d’être à l’écoute et de s’adapter aux évidences du moment. Quant à la laine du Kumaon, jusqu’au conflit sino-indien de 1962 les Bhotiyas, une tribu semi-nomade, allait la chercher au Tibet tout proche, car celle-ci y était plus chaude et douce. Maintenant cette laine est obligée de transiter par le Népal. Malgré tout,  «le projet s’est développé rapidement et aujourd’hui nous proposons des tissages variés avec de la soie ahimsa (non-violente, les vers à soie étant préservés) du nord-est de l’Inde, du lin, de la laine locale, de la laine tibétaine et de la laine Mérino importée d’Australie. Et surtout nous avons ouvert un atelier de teintures végétales et expérimentons, notamment avec les plantes directement accessibles autour de nous », me dit Rashmi, la créatrice d’Avani avec son partenaire Rajnish. «Ainsi nous avons demandé aux villageois des alentours de recueillir une plante extrêmement envahissante qui étouffe nos forêts, et nous en tirons une teinture d’un vert doré très intéressante…» Il y a ainsi à Tripuradevi le laboratoire des couleurs où les mélanges des teintes issues de coques de noix et de grenade, d’indigo ou de marygold aboutissent à de subtiles tonalités. Les villageois sont aussi sollicités pour rapporter la reetha de l’arbre à savon et les aiguilles de pins pour produire de l’énergie.

Au fil des ans, le couple, souvent relayé par des villageoises soucieuses de prendre en main leur destinée, ont monté des centres de tissage dans différents hameaux, des centres utilisant de vieilles fermes, ou bien éco-construits, permettant ainsi aux travailleuses d’être au plus prêt du centre de production. «Les jeunes femmes préfèrent travailler en groupe plutôt que seules dans leur maison… Le projet permet aussi aux femmes d’acquérir un poids financier non négligeable, leur donnant une certaine indépendance et du pouvoir. Cet aspect était important pour nous. Mais en général, les femmes sont avec nous pendant deux ou trois ans jusqu’à leur mariage. Rares sont celles qui restent, le travail de la ferme est très prenant, mais c’est déjà une victoire si elles ne sont plus mariées à 18 ans.» Le centre de Tripuradevi permet à une partie des travailleurs de loger sur place, et celui-ci fonctionne alors à la manière d’un ashram, avec des tâches communes tôt le matin, notamment à la cuisine et au jardin bio qui nourrit en grande partie la communauté. Puis chacun se dirige vers son poste après le petit-déjeuner et la réunion matinale où les travailleurs formulent leur objectif pour la journée et les jours à venir. Pour de nombreuses femmes c’est une ouverture à des opportunités dont elles n’auraient jamais pu rêver. Il y a maintenant aussi une école qui entend proposer une approche plus alternative de l’éducation, laissant de l’espace à la créativité.

Concernant la production d’Avani, les matières utilisées sont des plus nobles, et l’intérêt particulier du produit fini, outre qu’il soit totalement fait à la main dans des conditions décentes, se retrouve dans la beauté des matières utilisées, donnant des textures extrêmement riches, et dans la variété des teintes végétales. Un produit de grande qualité, et Rashmi est fière d’avoir vu Hermès s’intéresser à Avani. Et puis les efforts en matière de production durable et sociale se sont vus maintes fois récompensés par des prix de toutes sortes. L’écologie est certainement la colonne vertébrale du projet : localisation maximum, permaculture, récupération des eaux de pluie et usées, énergies renouvelables, maraîchage bio, fibres naturelles, teintures végétales. Avani est un exemple à suivre pour beaucoup.

Cependant, si les coopératives ont permis au filage et au tissage de se perpétuer et d’évoluer, ces savoir-faire restent souvent cantonnés à des projets spécifiques, et les métiers à tisser sont loin d’être revenus dans chaque maison.

    Il subsiste pourtant dans l’Himalaya quelques vallées, quelques villages, où la production s’est fort peu commercialisée, où celle-ci est automatiquement naturelle et durable, où les motifs tissés sont jalousement gardés comme liés à une maison particulière, où l’on se vêt avec ce que l’on produit. Des villages où l’on porte l’habit traditionnel ou les loques avec élégance et fierté. Des villages autonomes qui, si il arrive de nouvelles crises dans le monde, en seront fort peu affectés. Des villages où, en cas d’effondrement généralisé, seules les antennes satellites se tairont ou résonneront d’étranges mélopées. Dans ces villages, on est fier de porter ses habits de laine, parce que, bien évidemment, porter un habit que l’on a produit soi-même n’a pas la même valeur, la même signification, que porter un vêtement acheté au magasin du coin pour trois petits mois d’hiver ou d’été. Voir la laine recouvrir les bêtes que l’on a choyé dans la froidure, menées aux pâturages. Les tondre aux beaux jours, laver la laine et lui donner du volume en la trempant avec un fruit sauvage trouvé non loin de la maison, le reetha, la peigner, la filer, la teindre peut-être, en faire des pelotes, puis enfin la tisser. Il ne reste plus qu’à coudre le tissu ou l’apporter chez un tailleur pour se faire faire un vêtement à sa mesure, adapté aux conditions de vie particulières à sa région biologique, son écosystème. Le décorer de motifs hérités du fond des âges, résonnant profondément avec les paysages et les êtres visibles ou invisibles côtoyés chaque jour… Oui, cela a une toute autre force…

Bien évidemment, pour la plupart d’entre nous qui vivons dans des villes où l’environnement se résume généralement à un aride béton, où l’espace nous manque, porter des vêtements produits par soi-même est souvent un rêve hors de portée. Quant à se vêtir avec des étoffes produites de manière naturelle et artisanale, bien peu d’entre nous peuvent se le permettre, une production française étant souvent onéreuse, et l’on trouve rarement ce genre de produit en provenance d’Inde ou d’ailleurs. Pourtant, dans la mesure de ses moyens, on peut privilégier la qualité à la quantité. Et puis, qui peut prédire ce qu’il va se passer dans les prochaines années, avec cette crise qui ne veut plus s’arrêter, la raréfaction du pétrole, l’industrialisation à marche forcée des pays émergents. Difficile d’épiloguer là-dessus, mais peut-être serons-nous bientôt, en Europe, les témoins, ou les acteurs, d’un renouveau de l’artisanat local et de l’autoproduction, avec sauce recyclage en plus...


Guyseika 2012-2017

(Munsyari, dans le nord de l’Uttarharkand, se trouve à quelques dizaines de kilomètres de la frontière tibétaine, sur une ancienne route commerciale. Les Bhotiyas qui peuplent cette région vivaient de l’échange des céréales, soie et épices de L’Inde, contre la laine, l’or et le sel de leurs voisins du nord. Ils transportaient les marchandises à dos de chèvres ou moutons et, pour lutter contre le froid saisissant des hauteurs, ont développé un grand savoir faire dans le travail de la laine, l’apprenant parfois des femmes Khampas. l’ONG Avani s’en est inspirée.)